Il est dans nos misérables existences, des heures qui semblent durer toujours et j'en suis le premier surpris, moi dont la mémoire est on ne peut plus éphémère.
De banales heures comme les autres, faisant pourtant bien elles aussi soixante minutes tout du long mais qui, alors que des milliers d'autres disparaissent à tout jamais dans le gouffre du temps et de l'oubli, restent en nous comme si elles étaient éternelles, comme si elles s'étaient fixées à nous par je ne sais quelle magie.
C'est de quelques heures comme ça que je vous entretiens en ce jour anniversaire, anniversaire que les plus assidus auront retenu, la date fétiche de mon premier départ à la marine marchande.
Cette fois, c'est le 39ème et, si je me souviens de quelques heures de 1971, par contre je ne sais pas trop où sont passées ces heures qui ont fini par construire un écart de 39 années.
Trente-neuf années...
...
Ce jour-là donc, jeudi 25 novembre 1971, c'est dans un uniforme tout neuf mais fort mal coupé, que le gamin que j'étais s'en alla, figé sur la banquette arrière de la voiture familiale. Comme je le revois aujourd'hui, je suis sûr qu'il était totalement inconscient de ce qu'il faisait. Il n'était jamais parti de chez lui, il n'avait jamais quitté sa famille, pas même quelques jours et d'un coup d'un seul, le voilà qui se lançait dans un monde dont il ignorait tout et avec la garantie d'y être seul(entendez "sans ses parents") durant trois mois.
Passion ? Même pas, rien ne le prédestinait à la mer, né qu'il était dans le coeur des terres liégeoises où la seule eau qu'on voit est celle de la pluie se mêlant à celle de la Meuse, ce long fleuve gris-sale sans aucun charme et sur lequel défilent de banales péniches sans prétention.
Mais pourtant il s'en allait. Une décision soudaine, presque un coup de tête typiquement Bélier, une soif d'ailleurs peut-être ou d'aventure vécue. Mais il partait et rien ne l'en empêcherait.
Sa pauvre mère sentait ce départ comme une petite mort mais bien entendu, il n'en voyait rien. Lui, il était simplement content de sortir de ce carcan familial étouffant et d'entrer comme un grand dans un monde de grands, dur et impitoyable, même si ça il ne le savait pas encore.
Pour lui, la marine c'était un rêve, c'était les cargos qu'on voit dans les Tintin, c'était aussi le soleil en hiver et sa destination, l'Afrique, où il arriverait mi-décembre, en témoignait déjà. Pour lui, aucun travail sur un navire ne pourrait jamais être plus pénible que ce qu'on l'avait forcé à faire sur des chantiers grisâtres dans des endroits laids à mourir et d'une froideur effrayante, à tirer des kilomètres de câbles électriques sans jamais voir l'ombre d'un tournevis, ce qui, pour l'électricien qu'il était, frisait la torture morale en confirmant à ce gamin que ses études il les avaient faites pour rien.
Pas vraiment pour rien quand même, car ce diplôme d'électricien avait servi à ouvrir la porte de la marine où il était désormais engagé comme...élève officier-mécanicien sans pourtant jamais avoir appris ce qu'était un piston !
Les choses sont parfois amusantes...
Et je le revois, regardant l'autoroute d'Anvers défiler au travers de la vitre de l'Opel Rekord, à la fois impatient d'arriver et de découvrir son navire(qu'il n'avait encore jamais vu) mais aussi légèrement anxieux à l'idée d'envisager la séparation à venir...
Et je le revois arrivé à Anvers en fin de matinée, saluer un facteur qu'il avait pris pour un officier supérieur sans savoir que même si ça avait été le cas, il ne fallait pas saluer, cette coutume n'étant pas d'application dans la marine civile...
Et je le revois, nettement, dans un petit restaurant italien d'Anvers, déjeuner sans appétit et l'estomac noué, bavardant pour se donner un semblant de contenance, j'allais dire de "consistance", car plus l'heure tournait et plus il commençait à se rendre compte qu'il ne savait pas du tout où il allait...
Vers 14h, je le revois si bien, les joues roses et le front haut, fier d'être là, aligné sous une petite bruine fine sur le quai 210 avec les autres élèves, faisant face à l'instructeur, un 2ème officier-mécanicien qui, se prenant pour Patton, leur demanda fermement de se mettre au garde à vous, ce qui eut sans doute le don de rajeunir le père, resté sur l'arrière et se remémorant lui-même son entrée au service militaire.
Mais l'instructeur avait peu d'importance, car derrière lui s'étendait sur près de 200 mètres, la masse d'acier de ce cargo qui allait être sa maison les trois prochains mois. Qu'il était beau ce navire ! La coque peinte en orange, les superstructures en blanc, la cheminée en brun léger avec par dessus le sigle de la compagnie nationale, la CMB, nom de prestige qui avait accompagné tous les belges partant travailler au Congo. Qu'il avait l'air tranquille ainsi amarré et presque silencieux, qu'il semblait confortable. Et quelle impatience avait ce jeune homme de monter dessus tel un enfant qu'il était encore.
Et il monta.
D'ailleurs, tous montèrent, élèves autant que familles.
Mais lui, il grimpa l'échelle de coupée comme quelqu'un qui arrivait chez lui, comme si toute sa vie s'était déroulée dans cet univers, rien ne le surprenait, il était déjà roué à toute ces petites choses qui déconcertent quand on embarque pour la première fois, il se sentait déjà dans son élément.
Et je le revois qui, sur les conseils du père, se précipite dans sa cabine afin d'y choisir sa couchette avant les autres. Comme cette petite cabine de 4 couchettes semblait accueillante avec ses deux hublots rectangulaires auxquels étaient fixés de petits rideaux.
Et, sacs posés, on entreprit de découvrir le nouvel univers, en prenant soin de ne pas changer de pont, on ne sait jamais, on pourrait se perdre !
La mère était déconcertée, sans doute que pour elle cet univers n'était pas assez chaleureux pour son gamin mais enfin, elle faisait bonne figure et ne laissait rien paraître de son énorme angoisse naturelle alors que lui ne voyait toujours rien...
Et l'on se photographia, pour la postérité.
La nuit tombe vite en novembre et les parents furent bientôt conviés à quitter le bord. L'heure des adieux était venue...
On n'est sans doute pas tous faits du même métal et c'est dans ces occasions qu'on s'en rend compte. Un peu plus loin, une mère, une autre, pleurait à chaudes larmes sur l'épaule de son fils, sans se rendre compte qu'elle ridiculisait son gamin. Plus loin, un père jurait en flamand parce que sa femme commençait à pleurnicher. Fort heureusement, j'eus la chance de ne pas subir ce genre de désagrément, notre séparation fut digne et brève.
Et je revois le gamin que j'étais, sur le coup de 17h dans la pénombre grandissante, accoudé au bastingage comme si il était né là, regarder descendre ses parents vers le quai, leur sourire de son plus beau sourire et agiter sa main vers eux sans montrer que son estomac était noué. Mais même à ce moment, il ne se rendait pas encore compte que demain ils ne seraient pas près de lui, il ne comprenait toujours pas qu'il les quittait pour trois mois et même pour la vie car il ne serait plus jamais pareil après. Non, rien de tout ça, il ne voyait qu'une seule chose: maintenant il était libre et il allait enfin vivre sa vie.
Quelques images postées en public pour la première fois. Ce sont hélas des mauvaises photos, qui avaient d'ailleurs été considérées comme "ratées" au premier développement en 1971 et que j'ai fait refaire récemment. Même de mauvaise qualité, ça reste des archives précieuses puisque ce sont mes seules photos de ce jour-là.
Avec ma mère.Avec ma cousine Martine à gauche et ma mère à droite.Le petit enfin seul.Les images suivantes sont déjà connues, mais je me fais plaisir à les reposter. ^^
Elles ne sont pas de moi, donc n'ont pas été prises ce jour-là.
Cliquez dans l'image pour avoir la grande taille.
Messieurs, notre bateau !Le même sur le fleuve Congo entre Matadi et Boma, mais ne me demandez pas dans quel sens lol.Cette photo est prise à bord du m/s Montsalva, mais la cabine est exactement pareille que sur le m/s Montalto.Et quelques jours plus tard, cette image du m/s Montalto en mer était devenue familière.J'espère que ce récit d'ancien combattant ne vous aura pas trop cassé les pieds.
PS: ce bateau était équipé d'un moteur Sulzer 5 Cylindres qui consommait 20 tonnes de fuel par 24 heures.