La suite ?
Bah, la routine.
Résumons.
Dès le 27 novembre au soir, juste après une blanquette de veau qui avait déjà eu bien du mal à passer, nous rentrons dans le golfe de Gascogne, diablement perturbé en cet automne 1971.
Ce fut la première fois que je pris conscience que ce métier n'avait pas que des bons côtés.
Dans mon journal de bord à la date du 28, un seul mot éloquent qui résumait bien tout: malade !
Quelle affaire. Et encore je n'étais pas le plus à plaindre. Mais moi quand ça va pas, j'ai un truc: je dors. Et tout simplement, j'ai dormi jusqu'à ce l'on soit sortis de cet enfer liquide. La chose la plus amusante, c'est qu'on m'a laissé dormir sans essayer de me réveiller, même l'instructeur n'a pas essayé. J'ignore si ils eurent des cours pendant mon sommeil, je ne sais strictement rien de ce jour-là sauf que je dormais.
Et sans la blanquette !
Quand je me suis enfin réveillé, pas loin de 24h plus tard, j'avais une faim de loup mais tout le monde dormait. Aaaah quel pied cette nuit-là ! Nous étions à hauteur de l'Espagne/Portugal, il faisait très doux, les lampes à incandescence de faible puissance éclairant les couloirs, un petit vent tiède entrant pas les portes grandes ouvertes, des senteurs complexes typiques d'un cargo, mélangeant à la fois l'odeur forte des cales de marchandises avec celles tout aussi fortes s'échappant de la salle des machines. Et dehors, le petit "pouf-pouf-pouf" caractéristique venant de la cheminée, battant régulièrement et inlassablement au rythme de la sortie des échappements du gros moteur(et dont le tempo est toujours précis dans mon esprit aujourd'hui), donnant à ce décors des allures de confort tranquille.
Bref, vu que j'avais faim, je descendis dans les cuisines désertes et je me servi royalement de tout ce que je pus trouver, faisant sans doute là le repas le plus mémorable de ma vie ! Cette impression de voler sa nourriture donnait un piment incroyable, vous ne pouvez pas savoir ! C'était mieux qu'un Maxims, foi de mon âme.
Et l'on continua le petit bonhomme de chemin à 14 noueds et au rythme des pouf-pouf-pouf. Je me souviens que durant nos heures de quart, nous devions reconstruire sur une feuille l'entièreté des réseaux de tuyaux et je vous assure qu'il y en a des kilomètres et qu'en plus ils passent vraiment n'importe où !
Il nous a fallu ainsi reconstruire par exemple le circuit complet d'arrivée de fuel depuis les réservoir de fond(deep tank) jusqu'aux injecteurs ! Quelques bosses contrinuèrent à nous rentrer ça dans la tête lol. Mais dans l'ensemble ce fut très intéressant d'autant que nous n'étions pas avares de tranches de rire phénoménales.
Le 11 décembre nous arrivâmes à Lobito en Angola. Nous étions en rade attendant l'autorisation d'accoster quand une navette apporta le courrier. Premier lien avec l'Europe depuis 2 semaines mais nous n'étions déjà plus des européens, nous étions des marins et ces lettres paraissaient bien puériles même si nous étions contents de les recevoir.
Le 12 au matin, ce fut aussi une journée énorme. Vers 8h du matin nous entrions dans la petite baie de Lobito, somptueuse petite baie très accueillante, sous un soleil radieux et dans une totale décontraction. Nous pûmes assister à toutes les manoeuvres d'accostage depuis le pont où nous étions-du moins ceux qui le souhaitaient. Je n'oublierai jamais qu'il y avait à quai un cargo qui avait branché des gros diffuseurs sur son pont et qui passait de la musique locale, qui résonnait dans le bassin et donnait à la scène une impression un peu sur-réaliste. Et aussi, un peu plus loin, un autre cargo de notre compagnie, le Mokaria, à quai et en instance de départ, que nous irons d'ailleurs visiter un peu plus tard.
Ici je dois ouvrir une parenthèse.
Le 24 novembre au soir, le jour avant mon départ donc, j'étais allé prendre un verre d'adieu avec un ami dans un bistrot du village. Et au retour, il neigeait finement. J'étais en costume et ayant froid, j'avais enfoncé mes mains dans les poches du veston tout en marchant et en essayant de ne pas tomber.
Mais à un moment bien sûr, avec ces petits mocassin à semelles lisses, paf, je tombe. Mes mains étant dans mes poches je n'ai pas eu le temps de les en sortir pour amortir la chute et je me suis reçu sur le coude,ressentant une très vive douleur qui va me suivre durant tout le voyage. Mon copain pleurait de rire car disait-il "tu es tombé d'un coup vraiment comme dans les film de Charlot !" Lol il n'était pas méchant et je rigolais aussi mais bon, j'avais mal bordel ! Le plus con, c'est que c'est la seule fois qu'il a neigé cet hiver-là, du moins sur la fin d'année. Ca n'arrive qu'à moi quoi...
Donc à Lobito, vu que je m'étais plains de cette douleur depuis le départ, on m'envoie chez un toubib du coin qui ne parlait pas un mot de français, ni moi un mot de portuguais. Mais ils ont de la ressources les médecins et il me trouva évidemment un truc nécessitant une cure de piqûre !
Et c'est ainsi que chaque jour à 10h du matin, je laissais mes collègues plantés en salle de cours, je saluais ironiquement l'instructeur et m'en allais à l'hopital me faire soigner.
Waw la belle vie les mecs !
En uniforme d'été, bras de chemise, 100% touriste !
Chaque jour, je m'arrêtais à une petite aubette servant des boissons, je sirotais un café génial en tentant de bavarder avec les gens du coin, même sans savoir la langue, on arrive toujours à se faire comprendre, c'est formidable. Bref, c'était le rêve. Et puis il faisait 25°C à la mi-décembre, je n'avais qu'à songer à tout ceux qui tiraient encore des câbles sur des chantiers laids et froids comme la mort pour me sentir sacrément bien. Ca a duré tout le temps que nous sommes restés à Lobito puis je n'y suis plus jamais revenu mais j'en ai gardé des photos que je vous montrerai peut-être un jour. Si vous êtes sages !
Viens alors la date fatale, celle d'aujourd'hui, le 16 décembre 1971.
Aie, qu'est-ce qu'il lui est encore arrivé vous demandez-vous.
Attends !
Ce jour-là, l'instructeur nous avait donné une journée de congé. Et il nous avait emmené à la plage qui donne dans la baie de Lobito.
Nous étions donc en pleine détente, relax, rigolant comme des fous pour un rien, vous voyez le genre.
Un moment un des cadet lance l'idée de nager. Au loin de la plage on voyait un petit ponton flottant et des gens nageaient vers lui, y grimpaient et s'y reposaient un moment avant de revenir.
Le copain propose donc d'y aller.
Et nous y allons.
Ce ponton me paraissait être à plus ou moins 50 mètres. Ca ne me faisait pas peur du tout et je me mis à nager comme un champion de natation, allongeant un crawl "comme à la télé", jusqu'au moment où je me suis souvenu tout d'un coup...que je ne savais pas nager !
Misère !
J'étais déjà trop loin de la plage pour revenir, et le ponton me semblait maintenant être à mille mètres !!
Directement la panique s'empare de moi(la salope) et mon crawl athlétique se transforme en plouf-plaf désespéré pour ne pas couler.
Je sentais que j'allais m'enfoncer et je me mets à crier tant qu'il en était encore temps.
Mais la meilleure, c'est que comme j'avais toujours l'habitude de faire le pitre, les autres pensaient que je faisais semblant de me noyer !!
Merde alors !!
Et moi de hurler des "HEEEELP" et "AU SECOURS" !!!
Je voyais déjà que j'allais piquer boire la tasse dans l'indifférence générale, je n'avais plus aucune réaction réfléchie et je me sentis descendre, ma tête passa sous la surface et je ne savais rien faire pour remonter...
Oui, à moins d'un miracle, j'allais vraiment me noyer à seulement 19 ans...
Et soudain, une force énorme m'a retiré de l'eau et m'a maintenu la tête à l'air, me disant de me détendre, de ne pas paniquer, j'ai obéi et je me suis retrouvé sauvé...sur le ponton !
Mince mais...je vais devoir reveniir !!!
Les autres étaient pliés de rire et je riais avec eux, ils pleurèrent même quand je leur ai dit que j'avais oublié que je ne savais pas nager !
Devant mes inquiétudes pour le retour, ils m'ont charrié un maximum lol. Mais finalement, ils m'ont tous encadré pour faire le trajet de retour et j'ai nagé tout seul comme un grand sans plus de problème. Il avait suffi d'un instant de panique pour paralyser tout.
Et moi, avec une émotion énorme, j'ai serré tellement fort la main de mon sauveur, l'homme à qui je dois la vie depuis 39 ans et dont je n'oublierai jamais ni le nom, ni le visage: Philippe Beeckman. Il nageait derrière moi, il avait dans un premier temps pensé que je plaisantais mais il a fini par comprendre que c'était bien réel et est venu de suite à mon secours, me sauvant d'une mort quasi certaine.
16 décembre 1971. Le deck flottant et la baie où j'ai failli me noyer. Le gars devant c'est Robert Henault, un type qui par ses mimiques et son accent de Charleroi, nous faisait pleurer de rire.